Le soir où j'ai joué avec
Michel Lorenzo, batteur des Fly and the Tox,
Décembre 1999
C'est ce mec qui nous a téléphoné pour participer à une fête. On lui devait (soit disant) une sonorisation, alors il fallait que l'on vienne. Il poursuit aussi son idée de grande fraternisation entre associations à but culturel, mais bon... On ne fait pas grand chose en ce moment, alors on a envie d'y aller quand même, même s'il mériterait amplement que nous l'envoyassions prommener comme il se devrait. Il me retéléphone même tout gentiment dans la semaine, pour me demander de venir très tôt dès le vendredi avec tout le matos, le gros son...
Nous arrivons vers midi, avec un matos moyen et suffisant me semble t'il: une petite façade avec un caisson de basse au milieu, deux retours, deux micros, un ampli de guitare, le tout sur la Lada-break, comme d'hab. Ni plus ni moins... Plutôt un peu moins que ce qu'il voulait, mais suffisamment pour une fête privée. Nous installons le tout sur une scène sous le chapiteau, chauffé à la soufflerie à gaz vu la froidure intense de ce mois d'hiver.
A huit heures du soir, nous sommes tout au plus une vingtaine à discuter de choses et d'autres. Le sujet, c'est cette association d'associations, de superstructure pour organiser des super trucs. Mais à mon sens, et je le dis très tôt, il n'y a nul besoin de s'associer à ce point, ou alors une fois par an, pour le symbole. Je dirais même, en bon anarcho-communiste et ancien activiste socialiste, parfois légèrement teinté de vert, que ce genre de truc me paraît dangereux parce que personne ne peut vraiment faire l'unité à ce point, que chacun a sa tribu, son ambiance et ses méthodes de travail, et s'organise très bien dans son coin, comme d'habitude. Je ne veux pas non plus à la tête de ce truc un type qui n'aurait jamais lui-même vraiment produit un spectacle de A à Z, un de ces beaux parleurs qui viendrait nous parasiter le peu qu'il y a à prendre. Requins s'abstenir! Là bien sûr, tout le monde est d'accord. De toute façon, dans ce milieu de la culture, et aussi bien de la culture underground, nous sommes tellement habitués à ce genre de comportement où chacun se gausse d'avoir fait quelque chose à laquelle il n'a en fait jamais participé, tirant de ses mains crochues la couverture à lui, que le type qui va nous faire ça n'est pas encore né, que nous le voyons venir de très, très loin.
Mais, alors que nous glosions de la sorte entre amis et ennemis, ne voilà t'il pas que s'encadre dans la porte, accompagné de sa femme et de quelques potes, celui que je reconnais tout de suite comme ayant été le batteur des défunts Fly and the Tox: Michel Lorenzo. Dans mon genre (on me le dit), je suis un peu snob. Et je suis donc là, sur mon banc de bois, tout esbaubi de cette apparition, me retournant vers mes voisins pour leur chuchoter à l'oreille, tout en leur donnant un léger coup de coude:
-T'as vu qui est là? Tu le reconnais pas?
Et eux, de leur air las:
-Ah ouais? Qui ça? Ah...
Je m'énerve un peu... Je n'aime pas ceux qui ne savent pas reconnaître qui ils ont à côté d'eux! C'est à croire qu'ils ne font que se regarder le nombril en se disant qu'ils sont les meilleurs!
Moi, je regarde les trois musicos qui rentrent sous la toile d'un air bien cool, prêts à l'ambiance. Mais je remarque aussi bientôt qu'ils sont venus sans bassiste et que ça les ennuie. Pris d'un coup de nerfs, je monte sur la scène avec eux et les accompagne direct, dès les premières mesures, comme si je les connaissais depuis toujours. Et ça marche, ça le fait! J'envois simple et carré, sans fioriture, privilégiant le groove, le collectif, en ouvrant mes oreilles en grand. Après quelques mesures, ils se retournent vers moi et me sourient. Je suis aux anges...
En plus, le Blues n'étant pas, ou peu, une technique mais un état d'esprit, je sais que mon peu de technique à la basse est compensé par ma connaissance et mon travail du style, de ce que l'on y entend habituellement comme lignes basses, des trucs que j'ai vraiment écouté pendant des heures. Car, même si le Blues est une musique de la rue, des bars, née dans des conditions de misères inconcevables même pour nous et nos banlieues pourries, encore faut'il avoir écouté (travaillé) les grands maîtres et leurs grands accompagnateurs et, en l'occurrence, avoir surtout compris (je ne dis pas copié) l'état d'esprit particulier de leurs jeux. Je ne connais que trop de techniciens qui sont incapables de jouer ce qu'un gamin de neuf ans pourrait faire, et qui osent se moquer de la simplicité absolue, primitive, essentielle, de la musique Blues. Quand je pense à tous ces gens qui cherchent la complexité et le génie, ça me rendrait plutôt triste. Que de temps perdu!
Bref, ce soir tout roule parce que les zicos sont tops. Michel est vraiment exceptionnel: une frappe forte, précise, qui ne varie jamais le tempo et met en valeur chaque intervention, comme une locomotive. Rémi assure aussi très exactement la guitare et la voix. Quant à l'harmoniciste, il est incroyable de technique et de phrasé. Rapidement (en fait dès la première seconde) je baigne dans le Nirvana de la musique, dans cette atmosphère particulière où le corps, la pensée, les autres, le lieu, ne font plus qu'un, c'est à dire ne se contredisent plus, sont ensemble. L'Un et l'Harmonie!
Je veux d'ailleurs faire ici une distinction entre la fusion, où tout se mélange en se noyant, et l'harmonie, où les choses et les gens se mélangent en restant eux-mêmes. La musique peut faire entendre ce genre de phénomène complexe à comprendre seulement par l'intellect, parce qu'elle concrétise des notions qui pourraient paraître plutôt vagues voir fumeuses si on ne les rattachait à quelque chose de vécu. La musique est l'une des sciences de l'Harmonie, la plus pure, la moins rattachée à un but concret. On ne peut la voir ni la toucher, on ne peut que l'entendre, la comprendre, la connaître. Et même si les musiques sont rattachées à des cultures précises, son langage, et à vrai dire celui de toute forme d'Art un tant soi peu authentique, se doit, est, universel.
La dimension esthétique, celle par laquelle on comprend les Arts, est le sol sur lequel les piliers des sociétés se construisent. C'est sur ce sol, quel qu'il soit mais forcément là, que nous pouvons envisager les échanges. Ainsi le Chicago Blues, qui est l'une des expressions les plus manifeste de nos sociétés occidentales-industrialisées, reflète t'il une bonne part de ce qu'il y aurait à échanger.